Plus tard, mon grand-père fume sur le balcon de notre chambre. Je le rejoins. Les dernières traces de soleil luisent derrière la porte aquatique. Hiroshima dans l’ombre, au loin. Nous observons la navette ramener derniers touristes et pendulaires de l’autre côté de la rive.
— Ne te sens pas obligée, me dit-il. Il parle en japonais.
Je le regarde. Son front est plissé. Une immense fatigue semble engourdir ses gestes, sa respiration.
Il me dit que ce voyage risque de ne pas se passer comme je l’imagine. J’aimerais lui dire que je n’imagine rien. Il continue, de longues pauses entre chaque phrase :
— Quand la Corée a été divisée, notre nationalité était encore celle de la Corée unifiée. On l’appelait Choson. À la séparation, le gouvernement japonais nous a autorisés à conserver l’identité coréenne, mais il fallait choisir entre le Nord et le Sud. Beaucoup ont choisi le Nord, pour leur famille, ou alors parce qu’ils estimaient que le Nord était plus proche des traditions de notre pays. On ne pouvait pas savoir comment la situation évoluerait. Ta grand-mère et moi avons choisi le Sud parce qu’on venait de Séoul. C’était l’unique raison. On ignorait tout du reste. On ne savait rien des raisons politiques, la guerre froide, la Russie, les États-Unis. Pour les Coréens du Japon, il n’y a jamais eu de Nord ni de Sud. Nous sommes tous des gens de Choson. Des gens d’un pays qui n’existe plus.
Il s’arrête. Puis il dit : — Il nous reste une langue.
En japonais, je dis que je regrette de l’avoir oubliée. Si ma mère n’était pas partie, si j’étais née ailleurs qu’en Suisse… Il m’interrompt. Il me demande de ne pas critiquer le choix de ma mère.
Ils ont fui la Corée pour qu’elle puisse naître dans un pays libéré de la guerre. Il a toujours haï le Shiny. Mais ma mère a grandi. Ensuite elle a voulu partir, et elle l’a fait. Ils ne pouvaient pas espérer mieux pour elle qu’une vie vécue selon ses propres choix.
Il me regarde avec affection, dit que maintenant, je suis là. Je me sens rougir.
Nous restons côte à côte. Mon grand-père a rallumé une cigarette. La fumée enveloppe son visage d’un halo que le vent dissipe aussitôt. Après un moment, je lui dis que je ressors, je vais marcher un peu.

Later, my grandfather has a smoke on our bedroom balcony and I go out to join him. Behind the torii gate, the last rays of the setting sun glimmer on the water, Hiroshima in shadow in the distance. We watch the ferry bringing back the commuters and the last tourists of the
day from the other shore.
‘You don’t have to do this,’ he says to me in Japanese.
I take a good look at him. His lined forehead, his movements weighed down by an immense fatigue, his breathing laboured.
This trip might not work out the way I imagine, he says. I’d like to tell him that I’m not imagining anything, but he continues, punctuating his speech with lengthy pauses.
‘When Korea was divided, we were still nationals of a unified Korea. It was called Choson. At separation, the Japanese government gave us permission to keep our Korean identity, but we had to choose between North and South. Many people chose the North, because of their family or because they considered the North more in line with our country’s traditions. There was no way of knowing how things would turn out. Your grandmother and I chose the South because we were from Seoul. That was the only reason. We knew nothing about any of the rest of it. Political questions meant nothing to us, the Cold War, Russia, the United States. Koreans who live in Japan have never known North and South Korea. We are all people of Choson. People from a country that no longer exists.’
He pauses. Then adds, ‘We do still have our language.’
I’m sorry I’ve forgotten how to speak it, I say in Japanese. If my mother hadn’t left to go abroad, if I’d been born somewhere other than Switzerland . . . He stops me. Asks me not to criticise my mother’s choices. He and my grandmother fled Korea so she could be born in a country free of war. He has always hated the Shiny. My mother grew up. She wanted to leave and she left. Their only desire was for her to live her life according to her own choices.
He looks at me affectionately. And now, here I am, he says. I feel myself blushing.
We stand there, side by side, for a while. My grandfather lights up another cigarette. Smoke coils around his face, the wind catching the halo as soon as it forms. A few moments later, I say I’m going out again, to stretch my legs a bit.